Clématis

Faites-le ressortir.

Suite à la pandémie, je viens de finir d’écrire un roman de Fantaisie, Clématis. L’histoire se déroule dans les anciens jardins d’un monastère en Toscane. Clématis est un conte. Un voyage initiatique.

Extrait - Chapitre 1

Dans les Jardins d’un Monastère

L’Abbesse songeait près d’un vitrail aux couleurs chaudes que Bonzaï avait terminé peu de temps avant de mourir. Car, bien sûr, il pouvait tout aussi bien être mort. Trois petites araignées sages tissaient sur son épaule ; elles avaient beaucoup à faire tant la rose noire accrochait si souvent son long châle écarlate à ses épines. L’inquiétude fripait ses pétales et leur donnait l’apparence froissée d’un parchemin de l’Ancien Monde. Le Royaume de Clématis était menacé. Un de plus, un de trop : un autre fleuron avait été retrouvé ce matin même sans voix et sans regard le long de la frontière du royaume. Tel ses ancêtres, petites fleurs ou bourgeons d’Avant, il gisait, amarré de toutes ses racines, à un muret de pierres grises.

De sa tour, l’Abbesse observait les allées et venues des habitants du château bleu : fleurons et fleuronnes, tout en bas, embaumaient la cour intérieure de leurs incessants va-et- vient. Le château de verre, translucide, s’élevait dans l’ancien jardin intérieur d’un monastère isolé. Bonzaï, arbre sans âge et grand architecte du royaume, racontait qu’il y a bien longtemps de ça des êtres en longues robes et espadrilles mêlaient d’interminables silences à des prières dans les allées ombragées du jardin. Tous les livres d’histoire parlaient de ces saints vitriers mais personne n’y croyait vraiment...des êtres si grands... Ils avaient tous dans une énorme poche de leur robe un petit marteau et fabriquaient, taillaient, du verre bleu, du verre orange, agençaient ces morceaux en d’immenses fresques qui, dès le petit matin, coloraient la lumière du jour.
— Des inepties, pensait l’Abbesse, des inepties et pourtant, Bonzaï était un sage.

Tout à coup, la large porte cristalline s’ouvrit sur sa cellule. Une timide violette apparut ; elle portait dans sa feuille droite une fine plaque de cire qu’elle tendit à l’Abbesse, non sans effectuer, de sa jeune tige, une de ces profondes révérences qui ennuyaient sincèrement la rose. — Combien de fois devrai-je vous le dire, Voilette...arrêtez de balayer le sol de vos pétales, votre pollen fait éternuer mes couturières et toutes ces simagrées m’irritent. Hum... Vu l’ampleur de votre révérence vous devez m’apporter de bien mauvaises nouvelles.

Tandis qu’elle prononçait ces mots lentement, d’une voix monocorde, elle s’empara du document et lut les quelques mots gravés.
—Tiens, tiens, ricana-t-elle...c’est un vieil ami qui nous rend visite...au péril de sa petite vie ! Mais je vois que ce message ne m’était pas vraiment destiné. Est-ce donc la Reine qui vous a demandé de me le porter ?

— Oui, elle semblait fort inquiète, si inquiète que nous avons dû l’arroser par deux fois de peur que la nouvelle ne l’étiole pour de bon... murmura Voilette en tirant sur sa robe trop courte. Trop courte ! Elle avait donc grandi ! Elle s’en serait réjouie plus longtemps en d’autres circonstances.

— Allons, allons... grommela l’Abbesse, la Reine est fatiguée... Répondez que je recevrai Sir Ludon à la mi-journée. Son retour me rappelle une promesse ...la promesse que sa tête fleurirait la hache de mon bourreau s’il osait remettre une racine ici... Il doit donc avoir une bien méchante raison pour revenir à Clématis... à moins que ce soit un piège. Ecrivez...écrivez...et n’oubliez pas d’ajouter une de ces ridicules formules de politesse dont vous avez seule le secret.

Voilette n’était pas à son aise du tout. Elle était la messagère de l’Abbesse depuis bientôt un printemps, un long printemps plein de petits frissons renouvelés.

Contrairement aux autres orphelines du monastère, Lili-Rose, Églantine, Marjolaine ou Capucine, elle ne pouvait s’éloigner du château bleu et de son Abbaye ; aussi trouvait-elle souvent le temps long. Voilette rêvait pourtant de s’aventurer, comme ses amies, dans la Forêt- des-Heures-Boiteuses, la clairière de la Mandragore ou encore au fin fond du Village-des- Choses-Cassées. Par instinct de survie, elle aurait bien sûr évité Écoute-s’il-Crie et ses tranche- trognes. Mais l’Abbesse, tout comme Sœur Aubémonde, Mère supérieure du monastère, ne voulaient rien entendre. Il était toujours « trop tôt » et Voilette n’était soi-disant « pas prête ». Pas prête pour quoi ? Aujourd’hui, Voilette avait bien du mal à noter les quelques mots que lui dictait la rose. Essayant de prendre, sans succès, une pose décontractée, la tremblante fleuronne s’appliquait à former chacune des lettres de son stylet ; en vain. Le stylet crissait, la cire s’effritait. —Mais asseyez-vous donc, lui ordonna l’Abbesse, peut-être arriverez-vous à écrire.

La rose fit alors claquer une de ses feuilles dans l’air pour attirer l’attention de quatre scarabées d’or endormis près du feu ; de longues flammes léchaient les bords d’une vasque de pierre où brûlaient des billes de charbon. Prestement, les insectes quittèrent la tiédeur de l’âtre. Ils s’emparèrent des quatre pieds d’une chaise fort basse composée d’innombrables morceaux de verre multicolores : un cadeau de la reine dont l’Abbesse n’appréciait que les couleurs. Pour sûr, sa Majesté Clématite ne lui avait offert ce siège si bas que pour mieux la dominer de sa hauteur ridicule.

Curieusement, Voilette eut la même impression.
— Et bien, déjà que je ne me sentais pas bien grande... Pensa-t-elle, en s’asseyant.
Elle tâcha de dissimuler sa peur en laissant tomber négligemment quelques pétales mauves sur sa face soucieuse ; ainsi rédigea-t-elle les ordres dictés par l’Abbesse. À la moindre erreur, il lui faudrait utiliser une nouvelle page de cire et les abeilles les faisaient payer si cher. Tous les ans, elles demandaient un peu plus de pollen. Voilette posa enfin le point final.
— Vous avez fini ? lança l’Abbesse si brusquement qu’une de ses frêles couturières dégringola de son épaule. Sa vie ne tint alors qu’à un fil ; un fil trop fin même pour soutenir son existence dérisoire : la petite araignée oscilla un instant au-dessus de l’âtre avant de disparaître dans les flammes en contre-bas.
— Oui, balbutia Voilette, le regard encore vissé sur la patte d’araignée grillée que l’âtre venait de régurgiter en un rot sourd. Je vais de suite porter ce message au page de Sir Ludon. Il attend dans la cour.
La rose noire s’approcha alors de la fenêtre et jeta un regard au jeune lupin qui patientait, en contrebas, près de l’antique fontaine. Son pourpoint orangé brillait sous les rayons du petit matin.
— Hum... Il semblerait que Sir Ludon cueille ses messagers à la sortie du pot. Voilette...vous pouvez disposer maintenant...mais promettez-moi de remettre ce mot au messager de Sir Ludon. Vous m’avez bien entendue ? Ne vous approchez de Ludon sous aucun prétexte. Il traine un mauvais sort aux bouts de ses racines...
— Pro...promis, balbutia Voilette intriguée.

Elle était sur le point de se lever quand la Rose ajouta :
— Et... un conseil, prenez un peu d’assurance et nous nous entendrons bien. La mollesse, l’indécision, la timidité sont inutiles et m’insupportent au plus haut point. Vous le savez. Ne l’oubliez pas. Vous n’êtes pas un jonc, que je sache ! Allez, allez, filez ! Et, surtout, ne mentionnez la visite de Sir Ludon à personne ; j’ai bien dit « à personne » ...la discrétion, j’aime beaucoup la discrétion aussi ; c’est un élixir de longue vie.
Voilette ne se le fit pas dire deux fois ; elle quitta la pièce à reculons non sans s’emmêler les racines. C’est alors qu’elle remarqua les autres pattes carbonisées de la petite couturière.

L’Abesse songeait près d’un Vitrail … de Juliette Lea

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