Les Ensevelis

Il s'agit de mon deuxième thriller. Celui-ci a deux objectifs : le premier est de mettre en évidence le rôle de l'un des collèges de l'université de Cambridge, Trinity, en tant que décor fertile où l’ Union soviétique a recruté des espions parmi l'élite sociale dans les années 1930 et pendant la guerre froide. La seconde est de mettre en scène un huis clos durant le premier lockdown à Montmartre, où le mystère est résolu par les descendants des principaux personnages des années 1930.

Extrait - Chapitre 1

Trinity Lane, Cambridge, 1936

La nuit glissait le long de Trinity Lane. Les lampadaires de fonte diffusaient une chaude lumière qui enveloppait doucement la ruelle et donnait au présent la densité du souvenir.

Greenhall ralentit le pas ; il jeta un coup d’œil à son compagnon par-dessus l’épaule de son épais manteau que recouvrait la cape noire de son college. Trinity.

— Elle pense. Elle pense, elle rêve et elle a peur, lança-t-il. Et qu’est-ce que vous voulez que je lui dise...que Berlin sera un peu moins noir demain ?

Son mégot expira sous sa botte.

Dr Arthur Lawson réprima un spasme de contentement. Il comprenait la frustration politique qui rongeait son élève ; il en devinait même depuis plusieurs mois tout son potentiel. — Non, non, bien sûr, Rupert, murmura-t-il, le regard rivé sur les dalles mouillées ; contentez-vous de lui faire l’amour. Mais comprenez que dans sa position, ses pensées ne peuvent être que des rêves...des rêves qu’aucune vie n’animera jamais. « Contentez-vous de lui faire l’amour... » Rupert aurait, pas plus tard que le mois dernier, déjà suivi ce conseil jusqu’entre les cuisses de son amante abandonnée. Mais voilà, il avait rencontré Silke un jour de pluie et il n’avait pas tout de suite remarqué qu’elle pleurait. Rupert avait confondu la peine d’une étrangère avec quelque caprice du ciel...alors que le ciel, lui, avait déjà compris et

qu’il prêtait à ce visage assez de gouttelettes pour camoufler sa peine.
Mais quand votre Silke est-elle arrivée ?
— En Septembre dernier. L’université a offert à son père, le Professeur Mandelbaum, un

poste permanent... du moins jusqu’en 37...
— Oui, oui, j’ai bien sûr entendu parlé du Professeur Mandelbaum... Brillant à ce qu’il

paraît. Et Silke...
— ...l’a suivi. Après quelques mois à Vienne, un passeur les a aidés à rejoindre l’Angleterre.

Elle étudie l’histoire de l’art et l’anglais à Cambridge, Girton College. Donne quelques cours de piano.

— Sa mère ? demanda Lawson.

— Restée derrière... À la dernière minute, elle n’était pas au rendez-vous...une histoire de papiers...

— Une histoire de politique, rectifia Lawson. Professeur Mandelbaum, si c’est bien de lui dont on parle, ne cache pas ses sympathies communistes depuis son arrivée dans notre college...

— Sans doute, se contenta de répondre Greenhall. Mais qui pourrait lui en vouloir ? rétorqua-t-il en enfonçant ses yeux noirs dans ceux de Lawson.

Greenhall se demandait ce qu’il fallait qu’il dise de plus pour que Lawson lui accorde enfin sa confiance.

— En effet, qui ? Qui, à part quelques légions d’âmes sombres ? demanda l’enseignant. Son visage émacié surgissant de son long corps grêle, ne laissa rien paraître.
— Sa mère militait contre le national-socialisme entre deux concerts clandestins...Vous

croyez qu’elle est morte ? fit Rupert, le regard à nouveau arrimé à l’horizon.
— Je le lui souhaite, répondit sans hésiter Lawson.
Ses mots écorchaient l’air froid. Des passants tapis sous chapeaux et houppelandes

frôlaient leurs confidences. Le silence se blottit entre les deux hommes. Quelques étudiants pressés frissonnaient sous la cape de leurs colleges respectifs tandis que Lawson soupesait chaque seconde ; son regard s’attardait sur le profil du jeune homme d’à peine cinq ans son cadet. Il observa ses lèvres. Mais bien plus que leur courbe parfaite, il en appréciait la soudaine immobilité malgré la colère sourde qui frémissait derrière elles. Rupert Greenhall pouvait donc se taire. Etudiant à Trinity College, il excellait pourtant plus dans ses devoirs sur l’économie politique qu’en matière de discrétion. N’avait-il pas, par deux fois, frôlé l’expulsion ? La première raison arborait une poitrine irrésistible mais n’avait pas échappé aux griffes du surveillant; la deuxième raison affichait le menton tout aussi irrésistible d’un militant de l’Union Britannique Fasciste.

Dr Arthur Lawson, commençait à croire que Rupert Greenhall, n’était pas, après tout, un mauvais candidat.

— Saviez-vous, Rupert, que la nuit commence sa chute ici même, au-dessus de notre college? Au-dessus de Trinity ? Elle laisse tomber son premier grain de ténèbres, égrène les suivants... Personne ne la retient. Le jour baisse tout de suite les bras. Alors qu’ailleurs, ailleurs à la même heure, à quelques rues de là, vous verrez la lumière se défendre encore. Comment expliquez-vous cela ?

Il laissa choir sa dernière phrase, sans même tourner la tête. Il s’arrêta, le temps suspendu à leurs lèvres. Rupert se rapprocha de lui contre la haute façade de pierres sur laquelle leurs

ombres se confondirent. Lawson sentit le souffle court du jeune homme contre sa joue. Rupert murmura, ses yeux vissés dans ceux de Lawson :

— L’obscurité est parait-il plus impatiente encore depuis votre arrivée à Trinity.

— Rumeur, rumeur, belle-de-nuit... Allons Greenhall, ne surestimez pas mon pouvoir sur les astres.

— Vous ne pensez pas un traître mot de ce que vous venez de dire. Pas le moindre mot, objecta Greenhall en se rapprochant à nouveau de lui.

Lawson hésitait. Et si jamais il se trompait ? Il courait toujours ce risque. Mais ne fallait-il pas qu’il prenne le risque une fois de plus ? Il pressa le pas. Rupert le rattrapa.

— Votre amie...Silke... a raison d’avoir peur. Mais elle a peut-être finalement encore raison de rêver, lança Lawson sur le ton ferme d’un homme qui venait de prendre une décision.

Ils bifurquèrent sur Trinity Street.

— Que voulez-vous dire par là ? s’enquit soudain Greenhall à voix basse, comme s’il avait le pressentiment que le rêve relevait soudain du délit.

— J’imagine que ses rêves ont le goût du sang : ces rêves-là caressent parfois la réalité d’un peu plus près que les autres. Je pourrais peut-être même l’aider à les exhausser.

Des bicyclettes titubaient sur les galets luisants. Greenhall n’eut pas même le temps d’articuler un mot. Le Professeur avait déjà traversé et faisait signe à une silhouette sur le trottoir d’en face. Il les regarda disparaître dans le brouillard naissant.

Lawson accéléra le pas. Les doigts crispés sur sa flasque à whisky le nouveau venu lui souffla :

— Alors ?

— Il nous le faut. Mais tu avais raison. Il semble un peu trop attaché à cette Silke Mandelbaum... Elle ne peut pourtant pas faire partie de l’équation... tu comprends ? ajouta- t-il sans même tourner la tête.

— Moi oui. Mais je ne couche pas avec elle... objecta son compagnon.
Ils passèrent le portail de Trinity College. Le porter flanqué devant sa loge, salua

Lawson sous son chapeau melon.
— S’il se contentait de coucher avec elle, ce ne serait pas un problème... continua ce

dernier à voix basse. Mais il s’est encombré de grands sentiments...des sentiments un peu trop lourds en cas de fuite.

Il marqua une pause. Leurs semelles martelaient l’allée ceinturant l’immense cour rectangulaire du college. Des étudiants affairés s’extirpaient ou s’engouffraient des portes basses en ogive qui éventraient les bâtiments. La voix de Arthur Lawson grinça à nouveau :

— Bien sûr, nous pourrions toujours donner à Fraulein Mandelbaum une bonne raison de partir...

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